Les Flèches de France « vintage » : Paris – Perpignan

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Le cycle des Flèches de France « vintage »,
épisode 12.

 

le vélo pour aller à Perpignan :Poelaert (course 1977)
nombre de vitesses :3 x 5
développement maximum :7,90m (52/14)
développement minimum :2,60m (32/26)
poids du vélo :10,8kg
dénivelé du parcours :1150m/100km

 

La pluie qui tombe obstinément depuis hier soir a décidé de s’éterniser. Pas assez dormi à guetter la fin de la rincée, qui est presque devenue fin de nuit… toujours aussi humide. Tant pis, il faut quand même y aller. Départ de Savigny-sur-Orge. Pas envie, pas pressé de me mettre en route. Les banlieues parisiennes sont rarement belles, et dans le noir et sous les averses qui varient juste en intensité sans jamais s’interrompre, c’est encore plus triste. Au milieu du béton et sur le bitume luisant, l’aube arrive. L’urbanisation se morcelant, bientôt Étampes apparaît, tentaculaire, comme un dernier assaut de la ville face à la campagne.

Après le pointage je ne m’attarde pas. Pas facile de s’échapper de cette ville qui semble infinie, plantée au milieu de rien, ni vraiment banlieue, pas encore province. Drôle de mois de juillet. Le froid et la flotte me donnent la moitié des doigts jaunâtres, exsangues, sans force. Attaque de Raynaud, banalité de l’hiver, plus incongrue l’été mais on ne choisit pas. La vie quitte les extrémités pour se réfugier plus en profondeur dans le bonhomme… déjà fatigué par toute cette pluie obstinée. Continuer ainsi, sur une Flèche de 1000 bornes ça risque de faire long. Route plate, interminable, un peu perdu à tourner en rond dans Pithiviers. La matinée coule à pic, l’après-midi commence à faire de même, en tout cas elle prend l’eau elle aussi ! Les grands bouts droits que je tire sur la plaine m’emmènent avec impatience vers le sud. Avec un peu de chance j’arriverai peut-être à prendre la flotte de vitesse… mais pour l’instant ce n’est pas très efficace. Je passe par Coullons, ouais c’est un peu le cas, mais là, je dois manquer un peu d’humour. Plus loin, voilà Ivoy-le-Pré. Peut-être, mais moi je ne vois pas grand-chose avec le crachin poisseux et la buée sur les lunettes, même si le ciel semble vouloir s’éclaircir. En pédalant je sens quelque chose raccrocher de temps en temps, imperceptiblement. Rien d’évident dans ce manque ponctuel de fluidité, mais il doit y avoir une raison. Ça dure autant que les averses sont têtues, alors ça m’agace. Je m’arrête pour découvrir les talons de mes chaussures largement fendillés. Pourquoi, comment ? À gauche il manque même un bout de plastique et un autre flotte lamentablement, presque arraché. Bizarre, les deux côtés qui lâchent au même moment… le plastoc chintok est réglé pour s’autodétruire de manière synchronisée. Merveilleux ! Après les Flèches de Strasbourg et Bellegarde, décidément la malédiction de la godasse continue… ça commence à faire un budget à force ! Dans ces conditions, 1000 bornes ça va sans doute faire long ; je crois que je me répète. L’eau s’infiltre partout et trouble jusqu’aux méninges. Une fois arraché ce qui pendouille, le talon gauche presque à l’air, c’est reparti en longeant l’arrière de quelques parcelles du vignoble de Menetou-Salon. Le ciel se dégage comme je passe par Bel Air, présage suffisant pour espérer un lien de causalité durable ! Seule quasi-certitude, le contrôle d’Henrichemont sera bientôt là. En m’en approchant, la pluie semble vouloir enfin lâcher l’affaire. Je ne sais pas si ça y contribue, mais je trouve très agréable la petite ville bâtie autour de sa place octogonale. J’en profite pour sortir l’appareil photo de sa poche étanche, pour garder un souvenir – et la preuve – du premier rayon de soleil… au cas où ça ne durerait pas !

En repartant je passe par Rians, le village de la faisselle en doubles pots plastiques servant d’égouttoir… moi aussi, je voudrais bien finir de m’égoutter ! L’éclaircie se confirme et le soleil commence à bien réchauffer ce milieu d’après-midi. Moiteur transitoire pendant que le bonhomme s’assèche. Le retour du beau temps est sans doute éphémère, car au loin droit devant, la couronne de nuages clairs inoffensifs se fait attaquer par le bas par d’autres, à l’embuscade sur l’horizon, sadiques, plus nébuleux et plus foncés, à l’allure féroce presque noirs. Retourner se jeter dans la gueule du loup, ou pas ? Gros doute. En filant tout droit, forcément je verrai bien ! De Saligny-le-Vif à Vizy, je passe par d’étonnantes « rue sans pesticide ». D’autres villages avoisinants en ont-ils eux aussi ? Je vois bien la pertinence du concept, mais quand tout s’appelle pareil, trouver un point de repère devient compliqué. Je ne voudrais pas être facteur dans les parages ! Pendant ce temps, la menace des gros nuages se précise droit devant. La luminosité baisse, le vent se lève ; fort. En traversant Ourouer-les-Bourdelins l’orage gagne la partie et la pluie remet ça, montant vite en intensité, bientôt accompagnée de grêle à Blet. L’averse s’éternise et des éclairs se font entendre au loin, au moins le doute n’est plus permis. Dans cet environnement crépusculaire, le passage devant le petit panneau des Crottes à la Terre arrive malgré tout à me faire sourire. Pour l’instant c’est moi qui suis crotté par les projections de la route. Comme le coin ne manque pas d’humour, je passe également par La Montée de l’Eau… c’est le cas de le dire, car je suis trempé des pieds à la tête ! J’entre dans l’Allier en traversant Ainay-le-Château par sa porte médiévale. Bientôt la saucée cède du terrain puis le crachin s’épuise. Changement de département, changement de décor ; le paysage se plisse, la route aussi. Comme lors de mon dernier passage sur les BCN / BPF du Bourbonnais, un Colbert de ferraille – en mémoire de celui qui a présidé à son aménagement – veille toujours en lisière de la forêt de Tronçais. Lassitude, répit de courte durée, pour ne pas s’avouer vaincue la pluie repart de plus belle, mais sans la grêle cette fois-ci. En sortant du massif forestier, la route devient vraiment vallonnée. Hérisson est blotti dans sa cuvette, endormi. Dans la descente en début de soirée, j’ai la vision furtive d’une tour que je ne connaissais pas aussi jolie. Vu l’état de ruines dans lequel était resté le château, cette réhabilitation est assez inespérée… même si l’ensemble de la citadelle ne sera sans doute jamais reconstruit totalement. Le raidillon pour s’éloigner du village n’est pas si long, et probablement plus court dans ce sens que la descente sinueuse. Revenu sur les hauteurs, mes vêtements commencent à sécher et le profil de la route s’assagit un peu. Les lumières de Commentry se voient de loin, étalées sur la plaine, et j’arrive au contrôle à la nuit tombée.

Je traverse la ville pour atterrir sur la grande place de la Mairie. Au cœur de la nuit, de la musique s’en élève de manière assez surprenante. Elle illustre les fresques lumineuses qui sont projetées sur les murs de l’Hôtel de Ville à l’initiative de Lumières sur le Bourbonnais. Personne pour voir le spectacle, sauf moi, un instant d’arrêt sous le crachin. Étrange sentiment d’irréalité. À une époque où l’on ne tolère plus le moindre bruit, du chant du coq aux cloches des églises en passant par l’apéro du voisin, apparemment il n’y a aucun couche-tôt au sommeil léger autour de la place ! Dans cette solitude totale je poursuis mon chemin. En arrivant à Saint-Eloy-aux-Mines, les cheminées monumentales de l’usine Rockwool dominent le paysage, dressées dans la nuit. Comme un dragon endormi, cette cathédrale industrielle impressionnante projette son haleine tranquille de fumée épaisse, et couvre les environs d’un bourdonnant incessant. Le monstre ronfle tranquille. Je marque un arrêt décrassage aux toilettes publiques, puis repars après une petite pause. L’usine ronronne toujours dans la nuit, le crachin s’est enfin arrêté, dévoilant un ciel étoilé… promesse d’une belle journée à venir, peut-être, peut-être pas ! Je commence à rêver d’un monde sans pluie. Absurdité, lassitude nocturne. Après Saint-Gervais-d’Auvergne, quelques lumières de villages parsèment le paysage d’îlots orange de loin en loin. Présence réconfortante. Le Barrage des Fades passe inaperçu au milieu des ténèbres. Seul son emplacement dans une large cuvette enjambée par le viaduc ferroviaire à l’abandon, trahi sa présence. Même entrecoupée de parties plus douces, la route qui remonte de là jusqu’à Les Ancizes-Comps paraît bien longue. À l’aube je redescends ensuite des hauteurs en direction de Saint-Jacques-d’Ambur, et à mi-parcours, il faut remonter une fois de plus la vallée au creux de laquelle s’écoule tranquillement la Sioule. Le jour se lève laiteux et nuageux, moins agréable que le laissait penser cette fin de nuit étoilée… tant pis. Malgré une accalmie du relief et quelques kilomètres de plat en direction de La Goutelle, la route repart vallonnée. Quelques nappes de brouillard colonisent la forêt. Nouveau répit après Gelles où avec l’air encore saturé de l’humidité de la veille, il fait vraiment frais. Je pensais me ravitailler en matinée à Rochefort-Montagne avant de monter le Col de Guéry, mais la supérette comme le marchand de fruits et légumes ont fermé boutique depuis mon dernier passage. La ruralité post-Covid a parfois un visage désespérant. En quittant le village, l’ascension est tranquille de bout en bout – bien qu’un peu plus exigeante aux derniers kilomètres du sommet – par les pourcentages raisonnables et les passages en forêt qui offrent de l’ombre au plus gros de la montée. Après la redescente et une escale au Mont-Dore – où les tarifs du ravitaillement sont plus touristiques que campagnards – je m’échappe de la ville thermale en montant directement vers le Col de la Croix-Saint-Robert. Le départ assez raide se fait plus facile ensuite. Le petit vent glacé rend l’air agréable pour cette ascension… qui se termine incognito sans panneau au sommet du col. Frustration éphémère, bascule directe dans les lacets qui se finissent à plat à une quinzaine de kilomètres du contrôle de Besse-en-Chandesse… qu’il faut atteindre en regrimpant sec pour passer le Rocher de l’Aigle.

La matinée se termine et c’est reparti. Une phase d’approche pour  aller tourner autour de Puy Mary par les cols de Serres, d’Eylac et du Pas de Peyrol… avant une deuxième partie plus tranquille jusqu’à Conques… mais il faut déjà arriver au point de bascule des Monts du Cantal. Jusque-là ça monte, ça descend, la route comme le moral. Je m’impatiente, je gamberge. Début des hostilités, les choses sérieuses commencent passé Riom-ès-Montagnes. Une belle grimpette en hors-d’œuvre puis retour provisoire au calme. Après Le Claux ça ne plaisante plus, il faut y aller, vraiment. Le tout petit plateau du brave Poelaert de 1977 n’est pas de trop. Le Col de Serres passé, celui d’Eylac est une formalité avant le final du Pas de Peyrol plutôt âpre, rugueux, mais on se connaît depuis longtemps tous les deux ! Il faut garder cette patience des heures qui s’égrènent. Ne pas y penser, tourner les jambes et économiser ce cœur fatigué. En haut, j’ai bien mérité mon décrassage aux toilettes publiques… confort plutôt inhabituel pour un sommet. Bon, le plus dur est fait, les cols comme l’après-midi sont passés, il reste à se laisser glisser en direction d’Aurillac… en pédalant quand-même, hein, parce qu’à partir de Mandailles-Saint-Julien la descente est plutôt mollassonne. Au loin, la frange de nuages posée sur l’horizon se colore en rose et gris foncé, et contrairement au soleil je ne suis pas près de me coucher ! Après avoir traversé la capitale du parapluie de façon un peu hasardeuse – la tombée du jour a pu jouer un rôle – un très long raidillon se présente en s’éloignant d’Arpajon-sur-Cère pour atteindre Senilhes. Moi qui pensais être tranquille en étant redescendu de la « montagne à vaches », hé bien non ! D’autres bosses un peu plus courtes permettent d’accéder à Lacapelle-del-Fraisse. Toutes ces montées sont alors enfin récompensées par une très longue plongée – donnant un avant-goût de l’infini – aux lacets tortueux menant dans la pénombre jusqu’au pont enjambant le Lot. Il ne reste alors que quelques kilomètres avant le contrôle de Conques.

Après un moment de pause – parce que bon, ces deux jours continus ont été durs, d’un point de vue météo puis du dénivelé – je repars tranquillement juste avant l’aube. Je ne le sais pas encore, mais cette journée à traverser l’Aveyron va se révéler plus âpre encore, interminable et ingrate, fatigante au point où je n’arriverai au pointage suivant qu’en soirée… Un jour pour une étape, pour un département. Seulement 150km avant le retour de la nuit, bordel, je n’ai jamais vu ça ! Pourtant les choses s’annonçaient tranquillement avec les 25km d’une route plate jusqu’à Salles-la-Source, qui devient ensuite bien vallonnée pour traverser Rodez en direction du Monastère… où je me perds lamentablement entre les voies rapides, avant de retrouver mon chemin à La Primaube. Après avoir laissé derrière moi la seule agglomération de l’étape, fin de matinée sous un beau soleil et une température qui monte, je suis seulement en approche de Réquista. Le village apparaît juché en haut de sa butte et je fais un arrêt pour me décrasser aux toilettes publiques. Cette Flèche est peut-être rude, mais au moins on peut rester propre à condition d’accepter un minimum de rusticité. En repartant, la campagne se fait moins bosselée à l’horizon. Elle le semble en tout cas. Promesse ou mirage ? Peut-être la route, tout comme le décor, s’aplanira-t-elle aussi… finalement non, pas là où je vais. Traversée du Tarn, cagnard, fatigue. Le refrain de Popstitute – d’Indochine – tourne en boucle, les neurones en surchauffe. Remonter la pente, un couvert d’arbres bienvenu, arrêt devant une sépulture. Tombé pour la libération, c’est écrit. Un homme repose ici, tranquille, en compagnie d’herbes folles. Personne ne viendra plus le déranger. L’inscription m’interpelle : épitaphe mal fagotée, fautes d’orthographe. Le tailleur de pierre de l’époque était-il à la limite de l’alphabétisation ? Celui qui est en dessous s’en fout sûrement – mais tout de même – l’important est juste d’être en paix, vu que c’est pour cela qu’il s’est battu. Se hisser sur les crêtes est interminable, supplice sans cesse renouvelé, je me sens de plus en plus las. La moindre montée prend progressivement des kilomètres ahurissants, comme les sept ou huit pour atteindre Plaisance. Sur le bord de la route, des engins de fauchage donnent à l’air une senteur mêlée de foin coupé de lierre et de menthe sauvage. Petit instant de plaisir, puis surchauffe dans les montées avec ces températures. Après Saint-Sernin-sur-Rance, je me hisse de nouveau sur les crêtes, ça ne cessera donc jamais ? … Après Pousthomy – allez, pousse Tommy, pousse ; je délire ! – j’y suis toujours. Pas un mauvais vélo, pourtant, le Poelaert. Les heures passent, laborieuses et désespérantes, l’impression que cette route ne finira jamais de monter, serpentant sur une ligne de crêtes perdues au milieu de rien ; pour rien, surtout, comme une bonne idée du purgatoire. De grosses envies récurrentes d’abandonner tout l’après-midi… mais pour aller où ? Il faudrait déjà arriver à rejoindre la civilisation ! À chaque virage la perspective donne l’impression d’être arrivé en haut de la côte, et chaque virage découvre ensuite une nouvelle portion de montée… qui semble finir en haut de la butte suivante, et ainsi de suite pour l’éternité ! Au soir je suis démoralisé, la cervelle tourne en boucle mais je continue, entêté. Avant d’arriver sous un ciel menaçant au contrôle de Lacaune, je parviens à gravir les cols de Peyronnenc et de Sié – non mentionnés sur l’itinéraire – mais au moins là je sais pourquoi je monte, après tout ce relief absurde !

Je fais le plein des bidons en ville, à la fontaine. L’eau très fraîche me fait du bien, je m’en asperge généreusement. Tout est déjà fermé, désert, rien pour pointer. Seul un couple d’autochtones déambule, enceinte portable à la main, éructant à fond des chansons de Stéphanie de Monaco. Franchement, où à part ici – la patrie du jambon sec – peut-on encore entendre brailler du Steph de Monac’ ? Je ne sais pas si c’est dû à cette logorrhée improbable, au jour qui tombe où à mon moral dans les chaussettes – sales – mais je me trompe de route en ressortant du village. Forcément, je ne m’en aperçois tard, aux noms sur les panneaux qui me semblent étranges. Et merde ! Me voilà un peu plus désespéré après avoir parcouru je ne sais combien de kilomètres en montée, une de plus, une pour rien. Un coup d’œil sur ma carte ne m’indique pas de chemin de traverse pour rejoindre l’itinéraire, au contraire. Je m’écarte plein ouest en direction du Col de la Bassine, de l’autre côté du Mont Roucous… et remerde ! Je n’ai plus qu’à faire demi-tour, me laisser glisser dans la descente – c’est déjà ça – et retourner à Lacaune. En y regardant mieux, pour m’épargner un peu de remontée depuis le centre-ville, je peux m’aventurer sur un bout de GR ou de voie verte improbable… ce que je fais au pif, sans indications, sans crever mes pneus fins ; et après un moment de suspense je débouche là où j’avais prévu, en sortie de Lacaune et dans la bonne direction surtout. Je suis cette fois en chemin vers le Col de Piquotalen, assez court et assez facile. En sortie de La Salvetat-sur-Agout, le tonnerre gronde puis la pluie s’abat sur moi. Allez, c’est reparti pour se refaire l’éternité pluvieuse du premier jour ! Dans l’obscurité poisseuse je grimpe deux nouveaux cols – en passant par trois autres invisibles sur le terrain, mais on s’en fout, il fait nuit – prévus cette fois sur mon chemin : celui de la Baraque, un peu long mais pas très dur, puis dans l’enchaînement celui du Cabarétou sans panneau au sommet. Je ne suis jamais tranquille sous les orages en haut des cols. Étant un des rares éléments dépassant du paysage, je pourrais vite servir de paratonnerre ! Le mieux à faire, vite retourner dans la vallée, sauf que dans les ténèbres sous la flotte et le brouillard, je n’y vois pas grand-chose. La buée colle aux lunettes et les lignes blanches de la route détrempée – effacées dans les lacets – ne risquent pas de m’aider beaucoup ! Surprise, à mi-descente se présente un providentiel abribus planté au milieu de nulle part. Je préfère m’y arrêter plutôt que de continuer en direction de Saint-Pons-de-Thomières… et terminer électrocuté ou versé dans un ravin. La pluie s’éternise, les éclairs fusent, alors je sors mon sac à viande – en tissu, pas un truc de survie métallisé, hein, avec la foudre pas loin ! – et me couche par terre en attendant… et en espérant ne pas accumuler trop de retard pour récupérer mon train prévu à Perpignan, après cette journée où j’ai eu la sensation de ne pas avancer du tout. La saucée tourne au déluge, ça cogne fort, tout près. Par la devanture totalement ouverte de l’abri, les projections d’eau me liquéfient petit à petit. De temps en temps passe une voiture, monte ou descend le col sans s’arrêter, m’éclabousse de la lumière des phares sans s’étonner de me voir échoué là. Je n’ai besoin de rien au fond – et je me sentirais même gêné si quelqu’un s’arrêtait – j’attends seulement que le plus gros de la flotte s’arrête. Drôle de monde d’indifférence néanmoins, je pensais les gens de montagne plus attentifs aux autres… Le temps passe. Malgré la fatigue, pas moyen de s’assoupir dans ces conditions. La pluie commence à faiblir, il est temps de se remettre en route – sait-on jamais si l’averse ne va pas reprendre – dans les lacets menant à Saint-Pons-de-Thomières. Je n’y vois toujours pas grand-chose dans cette humidité poisseuse où j’ai toujours du mal à déchiffrer la route nocturne. Après une descente prudente et la traversée du village, je m’attaque en fin de nuit à l’ascension du Col de Sainte-Colombe, un peu longue mais pas si raide. Les lignes blanches sont cette fois bien dessinées et contrastées au sol, faciles à suivre dans le brouillard mais ça n’a pas grande importance… dans le sens de la montée ! Et brusquement tout l’environnement change : le sommet surgit d’un coup, la pente s’arrête net et le crachin aussi. La descente reste un bon moment assez laborieuse puis devient plus évidente. Les lumières des villes saupoudrent le lointain de taches dorées. Après la journée d’hier solitaire et calamiteuse, passée dans le désert vert et bosselé des routes de crêtes, la civilisation réapparaît enfin. L’aube s’apprête à entrer en scène derrière un rideau aux teintes rose, gris bleuté dans une charpie de nuages d’orages résiduels. Sur une route redevenue plate depuis Olonzac, en chemin vers Lézignan-Corbières, le soleil émerge de l’horizon. La pluie ne semble avoir jamais existée, moi, je suis encore bien trempé. Beaucoup de circulation en début de matinée. Un flot de bagnoles agressives, comme je l’ai souvent constaté dans les Corbières. Entre Thézan-des-Corbières et le pointage de Durban-Corbières, le vignoble a cédé la place à un paysage minéral de roches et de petites falaises.

Arrivé dans le village, une grosse fringale subite impose une escale à la boulangerie. Je m’y étais arrêté pour pointer sur ma Flèche réalisée dans l’autre sens… il y a un bon bout de temps, alors je demande le fameux « coup de tampon » pour mon carton vert. Agitation. Dans la boutique familiale tout le monde l’a vu mais personne ne le trouve ! Nous discutons un instant mais le sésame ne réapparaît pas. À ma tête déconfite et mon allure miteuse après la nuit d’orage, faire 940km en traversant le Massif Central en à peine plus de trois jours doit bien mériter un petit effort j’imagine… Alors le patron demande à sa fille d’aller chercher le tampon qui doit être resté à la maison… si j’ai cinq minutes à patienter. J’accepte et m’installe sur le quai en face sous le soleil matinal encore très doux, histoire de finir de sécher, et je commence à dévorer mes pâtisseries en attendant. Une fois le tampon revenu avec la jeune femme, je peux repartir, sincèrement touché par la gentillesse de ces commerçants. Un instant trop rare d’entraide dans un monde de plus en plus indifférent à tout et à tous. Il y a des petits riens d’une très grande valeur. Une bonne partie de la fatigue de l’épopée s’évapore d’un coup. C’est maintenant la dernière étape, une cinquantaine de kilomètres, mais les montées reviennent. Pas grave, patience. Au fond des petits cours d’eau presque à sec stagne un liquide ocre, boueux des orages de la veille. La montée du Col d’Extrême est toute en faux plat, sauf le final… qui avec ses 251m d’altitude n’est pas vraiment le col DE l’extrême ; nuance ! En sillonnant la garrigue surchauffée après Tuchan, le chant des grillons, sauterelles, cigales, criquets ou je ne sais quoi – choisissez, je ne suis pas doué pour ces bestioles – est assourdissant. Désolé, en bon citadin je suis bien incapable de faire la différence ! Le décor résolument montagnard, revenu à si basse altitude et si proche de l’arrivée, est tout à fait étonnant. Grandiose… et écrasé de chaleur ! Après avoir tournicoté dans les lacets en montée et en descente vers Vingrau – wesh ils font du vin, gro ? comme on pourrait entendre par chez moi – apparaît en contrebas dans le lointain une plaine lisse et urbanisée, dévoilant la frange bleutée de la mer… ou plus probablement de l’étang de Leucate, mais bon, c’est moins poétique ! Après avoir traversé Rivesaltes sous une chaleur étouffante, j’entre dans Perpignan en début d’après-midi. Beaucoup de circulation, l’accès au centre-ville bouchonne à cause de travaux. Je m’arrête devant une grande boulangerie pour mon pointage final. Pour un casse-croûte et un bon café aussi, il faut bien le dire. Je fais un petit résumé de mon épopée en échange du fameux « coup de tampon », et surtout je m’arrête pour profiter de la terrasse ombragée ; pour regarder, immobile cette fois, l’univers tourner autour de moi. Moment contemplatif avant de rejoindre le centre du monde, au moins pour Salvador Dalì : la gare de Perpignan. Hélas je ne dois pas être suffisamment connecté à l’univers, car je n’ai ressenti là-bas aucune énergie cosmique… mais il faut dire que point de vue énergie, j’en ai laissé pas mal en route ! Pour citer Nicolas Bouvier, Si on ne laisse pas au voyage le droit de nous détruire un peu, autant rester chez soi.

 

Voir ICI pour la Flèche réalisée dans l’autre sens avec un vélo moderne.

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