Mon Paris-Brest-Paris (édition 2023)

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Petit air de déjà-vu, une nouvelle fois la grenouille essaie de devenir plus grosse que le bœuf. Complexe de supériorité à la française, terriblement nombriliste, qui pense que le monde entier nous regarde… Avec envie ! Mais en étant réaliste, à part le gâteau – de chez Durand de préférence – personne ne connaît le Paris-Brest (sans oublier le retour) à part une poignée de cyclistes éparpillés de par le monde, et des cohortes de Bretons à l’admiration bienveillante renouvelée tous les quatre ans. Évènement – sportif – international, je veux bien, mais à la célébrité plutôt… confidentielle ! Quoi qu’il en soit, l’organisation se prend – trop – au sérieux et le coût total de la participation s’est envolé sans que les prestations aux cyclos ne changent vraiment, comme pour purger le Français moyen au profit de l’étranger – fortuné de préférence – sûrement plus désirable que l’autochtone. Dans ce contexte – et dans celui de mon état de santé – j’ai pas mal hésité à me recoller une fois de plus à ce qui voudrait bien, sans vraiment réussir jusque-là, devenir un grand cirque médiatique ; un de plus ! Dérangeant dans l’esprit, pour le traîne-savates que je suis, alors ce sera peut-être, ou pas,  la dernière fois… En attendant, fini de rêvasser. Ça y est, c’est reparti, me voilà une nouvelle fois au pied du mur, dans le sas G, de justesse, limite en retard comme un acte manqué. Quelques têtes connues. De rares curieux de mon René Herse. Mon vieux clou passe totalement inaperçu avec le choix d’une patine conservée plutôt que celle d’une restauration clinquante outrancière. Tas de rouille perçu comme ordinaire, vieille pétoire silencieuse tant qu’on ne joue pas des dérailleurs ! Je pars en cul de peloton donc, pas de bol, pas grand groupe à qui me raccrocher. Départ rapide comme à chaque fois, vaste troupeau de lévriers à pédales, et moi qui essaie de suivre le rythme avec un cœur bancal à ne pas affoler, à tenir éloigné de la zone rouge. Je sens que cette fois les 90h ne seront pas un luxe ! Le peloton se disloque peu à peu. Je ne tiens pas la cadence. Cette année je ne gagnerai pas de temps sur les premières étapes, poussé par le flot ; et vu les changements de parcours, ce n’est pas après Brest que je risque d’en rattraper ! J’aimerais bien ne pas en perdre trop, ne pas me mettre hors délais, mais c’est une autre histoire. Des participants des départs suivants, H et I, me doublent déjà. Mauvais signe. Je m’accroche. Dur, dur. La route devient vallonnée. Longny-au-Perche, beaucoup de néophytes surpris par le raidillon après l’église, mais on ne me la refera pas ! Prendre son temps, appuyer sur les pédales. Les dérailleurs crissent autour de moi. Il n’y a pas à tergiverser, je passe sur le 4ème – et dernier – pignon, me fraye un passage dans la débâcle provisoire ! Premières descentes sérieuses au crépuscule, le vélo joue les fusées… et décroche brusquement sur le bitume trop granuleux, dégradé. Guidonnage sévère très impressionnant, chute à pleine vitesse évitée par miracle, grosse frayeur. Le phénomène se reproduit. Moins violent car moins rapide – l’expérience n’est-elle pas faite en principe pour éviter de faire deux fois la même connerie ? – essayant de ne pas trop me laisser entraîner dans les descentes. Le soleil se couche, Mortagne-au-Perche est toute proche, quatre grosses alertes du vélo anguille, je n’ai pas l’esprit tranquille. Sur ma Flèche Briançon – Paris j’ai bien eu le phénomène en descendant le Col du Galibier, mais sinon, peinard. Qu’est-ce qu’il se passe, bordel ? Je ne peux pas faire les 1100km restant, ni en jouant au trompe-la-mort, ni en restant cramponné sur les freins. Je cogite. Même si la géométrie du vélo a une part de responsabilité, une seule autre explication me semble logique, rationnelle : l’avant est trop chargé, alors je vide la sacoche, transfère son contenu à l’arrière. Le porte-bagage devient un étalage de sacs plastiques orange camouflant un bric-à-brac informe… pour le concours d’élégance, c’est raté !

Arrêt à l’accueil de Mortagne-au-Perche. Escale facultative, mais comme c’est la première, presque tous s’arrêtent. Beaucoup de monde. Mais qu’est-ce que je suis encore venu faire dans cette galère ? Je n’aurais pas pu choisir un autre vélo ? Un différent à chaque édition, mais quand même, aller m’emmerder avec un truc de 1950 ! En repartant ça va mieux, mais lâcher le guidon ne me semble pas très prudent. Dans ces conditions je ne ferai pas beaucoup de photos, avec mon habitude de les prendre à la volée en roulant. L’essentiel est de ne pas se crisper, surtout. La première partie d’étape plate permet de se rassurer, mais la nuit n’est pas là pour aider à retrouver confiance. Le comportement du vélo semble redevenu sain, mais comme il n’y a pas de signe avant-coureur au guidonnage, j’évite de prendre trop de vitesse en descente, surtout quand le bitume n’est pas bien lisse. Malgré un profil maintenant vallonné, j’arrive au cœur de la nuit à Villaines-la-Juhel sans incident.

La première nuit est loin d’être achevée, et quelques cyclos sont déjà endormis dans les bas-côtés. S’aligner sur un Paris-Brest-Paris avec si peu de résistance au sommeil, curieux. On ne s’entraîne donc pas à ces choses-là en roulant de nuit ? Après un début bosselé, la route se fait tranquille, les heures et les songes passent. Le petit matin est laiteux, orné de quelques poches de brume, Fougères n’est plus très loin, la circulation automobile encore calme. Petit matin paisible.

À rouler toute la nuit je m’accorde le temps d’une bonne douche, et en repartant, mon dérailleur Cyclo qui en a vu d’autres après 70 ans d’existence – peut-être trop d’ailleurs – se coince. Mauvais caractère ? Mauvaise grippe plutôt ! Le système antédiluvien à double câble ne supporte pas trop la présence de jeu dans l’axe, qui met le galet baladeur en crabe et bloque le tout. J’avais pourtant soigneusement nettoyé et graissé le mécanisme avant de partir, pour qu’il soit moins rugueux… mais je suis apparemment arrivé au maximum de l’usure admise pour un fonctionnement sans souci. Les mains dans le cambouis, j’arrive à décaler les galets en face du 3ème pignon. Le meilleur compromis pour monter les bosses sans trop souffrir, et sans trop mouliner sur le plat… sur lequel du coup je plafonne à 22km/h ! Ça c’est fait, il me reste 900km à faire tranquille en mono vitesse, courage bonhomme ! Saint-Aubin-du-Cormier, petite frayeur en voyant droit devant l’église sur les hauteurs, et la route qui y va tout droit…mais tourne juste avant. Illusion d’optique, ouf ! Malgré tout, la fin d’étape vers Tinténiac devient bien bosselée.

La route reprend assez tranquille, puis se fait bien vallonnée jusqu’à Quédillac. Dans la chaleur du début d’après-midi mon bidon se retrouve à sec, et je m’aperçois à Saint-Launeuc que ma canette de secours arrimée dans tout le bric-à-brac à l’arrière, en a profité pour jouer les filles de l’air… mais où ? Mystère. Je ne l’ai même pas entendue tomber… et merde ! Nous sommes lundi et plus dimanche. Jour sinistré du commerce rural, et le week-end passé, forcément beaucoup moins de gens à nous regarder sur les bords de routes de ce coin de Bretagne un peu désert. Mourir de soif n’est pas une possibilité que j’avais envisagé ma 5ème participation ! Après un long moment, un stand improvisé m’apparaît comme une oasis, presque un mirage, tandis que j’ai l’impression d’avoir avalé une bonne pelletée de ciment. Le syndrome sec rend la soif impitoyable, la fatigue aussi, mais c’est une autre histoire. Sur l’instant le bonheur tient à peu de choses, parfois un peu d’eau au fond d’un bidon ! Cette étape jusqu’à Loudéac est bien vallonnée… et en repartant c’est pareil.

À quelques pas du point d’accueil de Saint-Nicolas-du-Pelem, où j’en profite pour prendre une bonne douche, nous sommes arrêtés au contrôle secret de Canihuel. Jusque-là, le profil de la route n’offre pas de répit. En repartant, changement de décor. La route est devenue presque plate, très roulante jusqu’à Carhaix que j’atteins en début de soirée entre chien et loup. Cette parenthèse fait remonter, si ce n’est la moyenne au moins le moral, et c’est déjà ça ! Je m’arrête 2h au contrôle, terrassé davantage par la fatigue que par le sommeil. Effectivement, je n’arrive qu’à somnoler, mais pour au moins j’espère, éviter de m’endormir en traversant les Monts d’Arrée.

Je repars en début de nuit. Cette dernière étape dans le sens de l’aller est vallonnée par intermittence jusqu’à Brest. Comme souvent à l’approche du Roc’h Trévézel, la montée est plongée dans le brouillard, s’épaississant même à partir de Sizun, et résistant au retour en plaine à Landerneau. Peut-être comme je ne pouvais pas me servir du dérailleur pour monter pépère, cette nuit la traversée des Monts d’Arrée qui m’a souvent semblé laborieuse, m’est paradoxalement apparue assez courte.

Brest, donc. Le jour va se lever bientôt. Point positif, la moitié du parcours est faite et il n’y a plus qu’à rentrer à la maison. Point négatif, il faut maintenant en passer par l’étape la plus dure. Une nouveauté de cette édition, car sur le retour on ne croise plus ceux qui cherchent encore à rejoindre Brest… et de nuit c’est tant mieux, la myriade de phares que l’on rencontrait en sens inverse est très fatigante. Bref, nous faisons une petite boucle plus au sud sur des bosses qui se succèdent jusqu’au retour sur Carhaix, et en particulier celle du Faou me semble interminable.

L’arrivée au point d’accueil de Gouarec – assez fruste pour sa première participation – se fait toujours par une succession de montagnes russes, et en repartant les montées sont toujours là, dans un après-midi à la chaleur devenue écrasante. Nouvel arrêt à Pontivy pour marquer l’arrivée de la ville dans le club du Paris-Brest-Paris. Mon vélo attire quelques regards amateurs de René Herse. Bien vu ! Petite discussion autour de celui qui me fait alterner joies et peines, et c’est reparti. De retour dans les Côtes-d’Armor, mon pneu arrière manque de pression. Hé merde ! J’aimerais bien que ça se calme un peu, point de vue mécanique. Pas envie de réparer au bord de la route cette crevaison lente. Pas avec tout le bordel et le poids de son chargement à l’arrière, pas avec le garde-boue qu’il ne faudrait pas plier et le dérailleur antique qui tous deux n’aident pas à retirer la roue, alors je regonfle trois fois pour me permettre de rejoindre le contrôle de Loudéac en fin d’après-midi, toujours par une série de bosses pénibles. Ce sera toujours plus facile de réparer là-bas en prenant mes aises, tranquillement sur l’asphalte du parking.

Après une séance de mécanique et les mains complètement noires, le plus dur est fait. Le vallonnement de la route restera raisonnable jusqu’à la fin. Un réconfort de plus de 400km à venir après l’âpreté du tronçon Brest – Loudéac… Deux tiers de faits, cette fois, ça commence à vraiment sentir le retour ! À tel point d’ailleurs, que j’en oublie presque de faire tamponner mon carnet de route avant de repartir, les mains totalement décrassées, et vue l’affluence, le reste attendra encore un peu pour le lavage ! Le soir puis la nuit s’installent tandis que l’étape s’avère modérément bosselée jusqu’à Tinténiac. Comme lors de la montée des Monts d’Arrée, le sommet de Bécherel est pris dans la brume, son antenne jouant le rôle du bâtonnet de barbe à papa.

En repartant, le profil de la route s’assagit peu à peu, tranquille jusqu’à Fougères. Les matins se répètent, comme à l’aller mais c’en est un autre, presque comme dans un autre espace-temps, deux jours se sont écoulés déjà. Tout semble immuable, les vélos, les bénévoles, le point de contrôle tel une ruche toujours dans la même effervescence, alors moi aussi je m’abandonne à mon rituel… je prends une nouvelle douche comme à l’aller ; et comme il y a deux jours, l’eau est toujours aussi froide, mais ça réveille !

En quittant la cité veillant sur les portes de Bretagne, la succession de bosses plus ou moins longues – au pourcentage raisonnable – n’est pas bien méchante, le profil de la route reste très roulant. Je n’essaie plus de savoir combien de fois je suis passé par ici, tellement le paysage et les villages me sont familiers. En chemin, les taillis masquent un peu la fromagerie à l’entrée de Charchigné, qui avec ses grosses cuves en inox et ses bâtiments aux formes et aux couleurs affirmées, ressemble à un petit village de conte de fées.

En repartant de Vilaines-la-Juhel la route redevient progressivement toute plate. La traversée d’Alençon en fin d’après-midi se transforme en jeu de piste au milieu d’un flot de circulation assez dense. Plus tard, de retour au calme, un américain arrive à mon niveau, enthousiaste. Un René Herse fait plus d’effet outre-atlantique qu’ici. Il trouve extraordinaire de rouler avec un tel vélo… dans cet état ! Je ne sais pas comment je dois le prendre. A-t-il pitié d’une restauration dans son jus ou au contraire n’est-il pas trop féru des restaurations bling-bling… à l’américaine justement ! En tout cas, je suis immortalisé par son smartphone et mon vélo aura le droit à son quart d’heure de célébrité – à la Warhol, forcément ! – à l’autre bout de la planète. Un crachin insignifiant se met à tomber à l’approche de Mortagne-au-Perche, parce que quand même il a fait beau jusque-là, et que serait un Paris-Brest-Paris sans une goutte de pluie ? Mais franchement, à peine de quoi mouiller furtivement l’écran plastique de la sacoche de façon à prouver son existence, et rien de plus. Le jour tombe plus sûrement que l’averse, tandis que j’arrive au site de contrôle.

Début de nuit, la 4ème quand même, je me mêle à la procession des loupiotes rouges s’étirant jusqu’à l’horizon. Être pris dans le flot pédalant aide à avancer, à tenir éveillé, pourtant cette étape me semble particulièrement ingrate. Malgré des moments de redescente, la montée vers Longny-au-Perche me paraît interminable, comme cette route dont l’obscurité dense l’a redessinée d’une couche de néant, maintenant tracée au milieu de rien jusqu’à Dreux, malgré la présence d’un village de loin en loin, improbable et chimérique, au gré de sauts de puce d’une portion d’éternité à une autre portion d’éternité. Entre-temps, le petit ravitaillement rencontré à l’entrée de Senonches permet de casser la monotonie, avant de retourner à ces ténèbres laborieuses.

Le plus dur est fait, de loin. Après une bonne douche parce que c’est quand même mieux d’arriver propre, je repars de Dreux pour une ultime étape. 45km presque tout plats, 3 fois rien, en principe 2h. La nuit est encore épaisse, la température douce. Je double quelques cyclos en ville, puis me voilà seul, rendu à la campagne, à suivre une loupiote rouge lointaine dansant dans la pénombre. Au bout d’un moment la route ne me semble plus trop familière, mais avec le manque de sommeil et les changements de parcours intervenus sur cette édition, pourquoi pas. Les kilomètres s’égrènent, je perds le contact visuel du feu rouge qui me précède au loin et mon impression se confirme : ce n’est pas bon par-là, je suis perdu ! Demi-tour. Arrêt pour m’orienter, la nuit d’encre ne me dit absolument rien, puis j’aperçois dans mon dos une lumière blanche scintillante. L’autre égaré a lui aussi fini par rebrousser chemin. Je l’attends mais l’américain est finalement trop rapide et disparaît une nouvelle fois loin devant. Me voilà encore seul au milieu de nulle part. J’hésite un instant devant une route sans indication qui m’évoque pourtant quelque chose. Tenter le coup ou pas ? Au moment où je vais repartir, revoilà une fois de plus en sens inverse mon compagnon d’infortune. Lui aussi semble d’accord pour tourner là… alors nous y allons ! Au bout d’un long moment de suspense, nous apercevons le sillage furtif d’un groupe effiloché traversant au loin notre route. Nous voilà enfin remis sur le bon chemin, heureux comme deux gosses le matin de Noël qui viennent de recevoir le plus merveilleux des cadeaux ! Il me tape dans le dos « Sorry, sorry ! » et nous rejoignons les autres dans une joie et une fraternité qui n’appartient qu’à nous deux. Cette fois mon compagnon se permet de lâcher un peu la pression, et c’est à mon tour de le semer dans les quelques petites bosses précédant le retour en région parisienne. Le jour se lève enfin, laborieux comme une route sur laquelle on vient de parcourir plus de 1200 kilomètres, et un panneau indique les 10 derniers. La route devient moins agréable, plus passante ; la circulation automobile se densifie, qu’importe. La réalité brute finit par rattraper le rêve, rognant brutalement sa fin. Le muret du parc du château de Rambouillet le confirme, l’arrivée est toute proche. Dans le domaine, je remonte l’allée jusqu’au barnum, cette fois c’est bien terminé. Pari gagné une fois de plus, et malgré tout il me restait encore une petite marge sans avoir eu besoin de forcer. Voilà, pas si mal en fait, ça aurait pu être pire. Je descends du vélo, le speaker me lance un « C’est peut-être pas le meilleur vélo pour un Paris-Brest ». Non, je confirme, mais c’est le meilleur sur l’instant, juste pour le plaisir !

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