Les Flèches de France : Paris – Strasbourg & Montbéliard – Paris

Share Button

Le cycle des Flèches de France 2007-2013,
épisodes 11 et 12.

Début octobre 2011, un mois et demi après le Paris-Brest-Paris, mes genoux vont mieux – pour les mains c’est une autre histoire – malgré une grosse alerte quelques jours après La Patrimoine, une balade pour vélos historiques en Seine-et-Marne. Alors pour en finir dignement avec les longues distances cette saison, quoi de mieux que de faire une petite Flèche de France ? Et en faire deux, ce serait mieux peut-être ! Allez chiche, je me programme un Paris – Strasbourg avec un retour Montbéliard – Paris. Deux Flèches en unes. Après un été bien pourri, la fin septembre et le début octobre caniculaires s’annonçaient plutôt pas mal pour mon projet… Hélas le temps vire à la pluie juste avant le départ. Normal, question d’habitude ! Il faut dire que je suis gâté par la flotte cette année. Je vais donc avoir droit à une météo bien maussade pendant toute ma promenade, il faudra bien faire avec. Vendredi 7 octobre, les prévisions météo ne s’arrangent pas : pluie et vent au programme de mes quatre jours. Hauts les cœurs, le départ est maintenu pour demain matin. Pour seconder ma veste imperméable… qui ne l’est pas vraiment en cas de déluge s’éternisant, j’emporte en test un poncho rouge, en espérant qu’il n’ait pas l’occasion de servir !

 

Samedi 8 octobre 2011, départ au lever du jour, cap à l’Est toutes voiles dehors ! La sortie de la banlieue parisienne est triste, laborieuse comme souvent, d’autant plus avec ce temps gris et menaçant. Il faut être très attentif pour éviter la traditionnelle poignée d’abrutis en bagnoles ne respectant rien. Une pluie fine tombe, rien de grave pour l’instant. Je ne sais pas comment je me débrouille, mais je me perds littéralement dans Émerainville. Il faut dire que cette ville toute en longueur est coupée en deux par les bois et la zone industrielle, donc on croit en sortir tout en ayant parcouru que la moitié de la ville, on croit se trouver à un endroit alors qu’on est dans l’autre partie ; en fait, je n’ai jamais été là où je pensais être. Personne dans les rues, aussi je tourne en rond facilement une demi-heure. Je me perds encore un peu dans Pontault-Combault puis à Roissy-en-Brie. Ça promet ! La Seine-et-Marne ne me réussit pas ce matin. Après le béton des dernières agglomérations, voici enfin de la campagne. Je reconnais des routes que j’ai empruntées il y a quelques semaines sur La Patrimoine. Je croise beaucoup de cyclistes sur ces routes tranquilles, comme quoi les clubs ne roulent pas que pour la traditionnelle sortie du dimanche matin, même sous les gouttes. La température est fraîche, mais agréable avec ses 12°C. J’arrive à Villeneuve-le-Comte pour tamponner, et me ravitailler avec deux délicieux croissants aux amandes.

En repartant, le crachin se remet à tomber, pourvu que ça se maintienne ! L’envol d’un couple de hérons cendrés m’accompagne quelques instants. Il y a maintenant beaucoup moins de cyclos sur les routes. Comme la matinée est déjà bien avancée, le cycliste ordinaire doit être rentré au bercail ou peu s’en faut. Après la forêt de Malvoisine et son obélisque, les abords de la route m’apparaissent tristes dans la grisaille, avec ces alignements de maisons bon marché et leur bric-à-brac répandu autour. La température devient confortable avec 14°C. La route encore plate sur cette étape, avec un vent fort favorable, me donne l’impression d’avancer tout seul. Je commence à comprendre le plaisir fainéant du vélo à assistance électrique. Me voici tranquillement au contrôle d’Anglure en début d’après-midi. Pas grand-chose d’ouvert. Un bistrot sera très bien : le p’tit noir m’aide à faire face à l’humidité ambiante. La tenancière reconnaît ma carte verte et me propose spontanément le tampon pendant que je déguste mon café. Elle en voit défiler des cyclos pour tamponner, mais déplore qu’ils s’arrêtent dans leur grande majorité… Chez le commerçant d’en face !

Les couleurs de l’automne sont déjà là – aussi bien dans le ciel que sur les feuilles – arrivées subitement. Et dire qu’il y a quelques jours à peine, il faisait un grand beau temps avec du bleu comme l’été n’en a pas eu ; étrange. Je dirais bien que l’urgence climatique voudrait qu’on se mette tous au vélo… Mais bon ! À Chavanges, c’est la foire au village… Foire ou bordel, à tout point de vue. D’où peut bien venir tout ce monde ? Apparemment personne ne craint la bruine par ici. Je mettrai une éternité à traverser le village bondé, le vélo à la main ; tant pis. Avec mes égarements de ce matin, je ne suis plus à ça près, il y a bien plus grave dans la vie. Le profil de la route commence à s’élever un peu en fin d’étape. Le jour sur le déclin fait sortir deux jeunes biches des bois. Le crachin est de plus en plus présent, mauvais signe. Je m’arrête au Montier-en-Der pour faire mon ravitaillement avant la fermeture des commerces, puis j’arrive à Wassy où effectivement presque plus rien n’est ouvert. Je demande gentiment le coup de tampon à la fleuriste en train de remballer sa devanture. Elle est étonnée qu’on puisse faire une distance pareille à vélo, d’un coup, sans dormir, et en roulant de nuit. Comme souvent quand je me lance dans ce genre d’explications, je sens un regard d’incompréhension et d’incrédulité, et parfois comme ici, d’admiration. Il n’y a pourtant rien d’exceptionnel à un peu de ténacité. Je la remercie de m’avoir accordé cinq minutes, et repars avec ses encouragements.

Juste après, je m’arrête à Magneux pour me préparer pour la nuit. Je profite de la présence d’une curieuse petite halle, avec une table de ping-pong plantée au milieu, pour m’abriter au sec. La température commence à descendre, il fait maintenant 11°C. Le crachin cède la place à une pluie fine de plus en plus présente. À cause d’une confusion sur la carte de route, je passe par Domrémy-la-Pucelle. Il n’y a pas de raison pour le faire mais le détour est sans conséquences. Jeanne d’Arc – ou tout du moins sa statue – est d’accord. Les précipitations tombent à présent avec plus de conviction. Curieusement, la nuit reste claire même si la pleine lune est invisible, ne voulant sûrement pas se mouiller elle non plus. J’ai tellement été sous la pluie cette année, alors j’enfile mon nouveau poncho avant que l’eau ne parvienne à traverser ma veste – en principe – imperméable. Heureusement que la nuit ne sera pas trop profonde, car n’ayant pas monté cette fois ma roue à moyeu dynamo, je trouve que mes deux torches n’éclairent pas grand-chose. Difficile de revenir à ce type d’éclairage après avoir goûté beaucoup mieux ! À Ruppes, je m’accorde ma première pause de micro-sieste. Il m’en faudra trois pour venir à bout de la nuit et du gros rhume qui ne veut pas me lâcher depuis quelques jours. J’arrive à Vézelise pour pointer en pleine nuit à la carte postale, nous sommes déjà dimanche.

Par moments la pluie faiblit, mais elle persistera toute la nuit à rythme inégal. Baccarat se fait attendre, la ville est annoncée sur certains panneaux depuis une éternité, une cinquantaine de kilomètres, de quoi avoir le temps d’arriver. De quoi trouver le temps long au cœur de la nuit. Au petit matin, la pluie cède enfin la place au crachin. Le poncho s’est montré efficace, mais j’ai les pieds qui baignent dans l’eau depuis bien longtemps. Ils n’arriveront pas à sécher jusqu’à Strasbourg ! Les montagnes cachées jusque-là par les ténèbres se dévoilent dans la brume. Je fais un arrêt à Raon-l’Étape pour me ravitailler dans une – mauvaise – boulangerie. Pas facile de rester de bonne humeur, de bon matin après une nuit blanche pluvieuse, tout en n’ayant à manger que des pâtisseries dégueulasses ; à moins qu’elles soient simplement de la veille. Tant pis, avec l’altitude les choses sérieuses vont bientôt commencer, alors ce n’est pas le moment de faire la fine bouche. Les villages de montagne ne manquent pas de charme, et dans chacun d’eux, une fontaine entourée de deux grands bacs de pierre est l’assurance de ne pas mourir de soif. L’approche du seul col de cette Flèche se fait par une montée en faux plat jusqu’à Raon-sur-Plaine, au petit jour, puis l’ascension commence enfin. Il n’y a que 300m d’altitude à gagner pour atteindre le Col du Donon, ça ne devrait pas être insurmontable. L’ascension débute plutôt raide, pour se finir progressivement en douceur. Assez facile en somme, même pour moi après 400km. Il suffit de mettre le bon pignon et de tourner les jambes en admirant le paysage, comme le soleil m’y invite en effilochant brume et nuages de ses rayons. Malgré les 5°C, je n’ai pas froid en grimpant. Après café et pointage en milieu de matinée au sommet du Col du Donon… C’est parti pour la descente.

Le soleil est maintenant bien présent, mais il aura un mal fou a dépasser les 6°C avant midi. Ce sera malgré tout, la plus belle journée de ce périple, mais j’anticipe. Avec le vent généré par la vitesse, je gèle littéralement dans la descente du col. Mes doigts glacés me brûlent, mais le plaisir est là, à enfin rouler sous un franc soleil. En allant vers Grendelbruch, une dernière montée sympathique fait gagner 150m d’altitude. J’atteins Obernai en fin de matinée, pour le dernier pointage avant l’arrivée. Le centre-ville pavé est désagréable ; après plus de 450km, mes fesses ne seraient pas contre un peu de douceur. Dans mon imaginaire, la ville est associée à la bière et aux usines pour la brasser… Mais apparemment rien de tout cela en vue, à moins que je ne sois pas bien réveillé après ma nuit blanche.

C’est reparti pour la dernière étape. Je m’égare à peine en quittant la ville, mais c’est sans conséquences ; et avec les noms de villes à coucher dehors sur cette fin de parcours – pour moi qui ne suis pas de l’Est – je me suis finalement à peine perdu, alors qu’en Seine-et-Marne qui m’est familière, j’ai bien accumulé plus d’une heure de retard hier matin. Les montagnes forment un liseré gris bleu au-dessus de la plaine. Au dessous, les champs ; au-dessus, le troupeau de nuages moutonnants. Le vent fort est toujours favorable depuis hier, et même en virant au nord à Meistratzheim, il ne devient pas gênant. Puis j’atteins la piste cyclable du canal de Bruche pour rejoindre Strasbourg. Une trentaine de kilomètres peinards pour la fin ! Agréablement, les berges ne paraissent pas aussi artificielles que le long d’autres canaux. La piste est bien aménagée malgré un bitume commençant à accuser le poids des ans – ou du manque d’entretien – par endroits. Le plus déroutant pour moi est de devoir remonter à chaque pont enjambant le canal, pour céder le passage à la circulation automobile, comme sur le Canal Latéral à la Garonne. On y perd en sécurité et j’ai davantage l’habitude de passer sous les ponts, comme sur le Canal de l’Ourcq, mais ici la largeur ne le permet pas. En tout début d’après midi et enfin sous un beau soleil, je m’attendais à rencontrer bien plus de promeneurs et de cyclistes sur les berges, mais sans doute les gens déjeunent-ils encore. L’arrivée sur Strasbourg est ainsi bien plus agréable que par la route départementale.

 

Gros dilemme pour effectuer ma liaison entre les deux Flèches, car malgré ce début d’après-midi Strasbourgeois doux et ensoleillé, le temps ne devrait pas être aussi clément à Montbéliard qui pourtant n’est pas si loin. C’est la météo qui le dit ! Comme je ne suis pas en superforme avec mon bon gros rhume, que j’estime avoir assez goûté à la pluie cette année, que mes chaussures et mes pieds sont restés trempés de la flotte de cette nuit, que mes genoux ne m’ont toujours pas laissé tranquille de plus en plus grippés, et que j’ai déjà été obligé de m’arrêter trois fois pour m’accorder une pause de micro-sieste à cause de la crève ; vaut-il mieux attendre trois trains en somnolant plus ou moins entre les correspondances et avoir une grande nuit de sommeil ; ou faire vaillamment la liaison à vélo, arriver assez tard, et ne pas être très frais pour aborder une nuit blanche de plus ? Je sais, ce n’est pas bien, j’ai cédé à la facilité et je me suis offert le luxe d’une bonne nuit de 11h de sommeil à l’hôtel Ibis de Montbéliard, qui a eu la gentillesse de me laisser entrer, nappé de boue jusqu’aux genoux et un vélo crasseux avec moi !

 

Lundi 10 Octobre 2011, je me réveille spontanément un peu avant 8h. Pas très tôt donc, mais j’ai dormi merveilleusement bien ! J’ai l’impression d’avoir rattrapé le décalage de ma nuit blanche de samedi à dimanche ; merveilleux ! Par contre, mes genoux sont raides, ils tirent un peu, mais rien de grave. Comme il me faut de l’énergie avant d’attaquer ma Flèche de retour Montbéliard – Paris, je dévalise consciencieusement le buffet du petit-déjeuner de l’hôtel, et c’est reparti… Sous une pluie fine pour changer.

En roulant, je me rends aussitôt compte de mon excès d’optimisme. S’arrêter une nuit c’est bien, encore faut-il arriver à repartir en bon état. Grosse erreur d’évaluation : les genoux me font mal, vraiment, le gauche atrocement. Merci l’humidité ! Je ne force pas l’allure, j’en serais de toute façon incapable. Le vent est toujours présent, le même depuis samedi, mais dans le mauvais sens cette fois. Forcément ; il n’a pas tourné alors que je suis sur le retour ! En résumé, contre la douleur et à lutter face au vent, je me traîne lamentablement à peine plus rapide qu’un escargot. Pour corser encore la situation, après seulement 10km c’est la crevaison… Merde, à peine parti ! Crever sous la pluie me rappelle de mauvais souvenirs, ceux du BRM de 400km de Creil l’année dernière, où je fus obligé d’abandonner à mi-parcours sur crevaisons multiples, malgré une bonne douzaine de rustines et une chambre à air de secours ! Je stoppe donc pour réparer au bord de cette route passante remplie de camions, pas le choix. Inutile d’essayer de regonfler pour espérer m’installer en sécurité plus loin, le trou est franc et net. Une belle entaille dans le pneu avant, et le beau trou qui va avec dans la chambre. Comment j’ai pu me récolter ça ? Pourvu que j’arrive à rafistoler le tout malgré l’humidité. Cette fois le centre de la rustine semble vouloir rester collé malgré l’eau. Je remonte vite fait le pneu avant qu’elle ne change d’avis, et pour que la pression l’aide à tenir. Je regonfle et ça semble aller… On verra bien. Je progresse dans le creux des vallées jusqu’à L’Isle-sur-le-Doubs, puis le profil de la route s’élève. Mes genoux me font toujours autant souffrir, mais de façon rassurante – ou pas – il ne s’agit pas de mes tendinites habituelles ; j’innove ! En passant par Appenans, je croise un vrai cyclotouriste avec sa sacoche avant Gilles Berthoud filant dans la descente. Avec mes douleurs, la montée est bien moins glorieuse. Peut-être est-il sur la fin de sa Flèche dans l’autre sens ? Peut-être pas ! Fin de matinée, j’approche de Rougemont par une belle descente. Le vent absent des hauteurs revient à la charge, mais au moins il chasse la pluie. Tout est fermé ce lundi. Je me ravitaille et tamponne au stand boulangerie adossé au magasin U. En sortant la monnaie, je prends une pièce de 2 centimes pour une de 5. Instant de confusion, honteux ! Je m’excuse platement et commence à entrer dans les détails du pourquoi je ne suis pas forcément bien réveillé. La dame trouve super mon périple, et je repars revigoré après avoir dévoré mes deux croissants aux amandes.

Lorsque je redémarre, la bruine se met vite à retomber. La température est agréable, presque trop chaude pour l’imperméable. La première partie de cette étape comporte quelques belles montées redoutables pour les genoux. Le-Pont-de-Planches porte mal son nom, car le sien semble tout neuf… Et naturellement sans aucune planche, mais avec un beau bitume dessus. 120km après Montbéliard, mes genoux me font moins mal, mais le gauche persiste dans son entêtement. Le ciel reste toujours très menaçant sous un crachin devenu intermittent. Je m’arrête à Champlitte pour pointer à la boulangerie en contrebas de la grande route. La boulangère est habituée aux cyclos venant tamponner. Je m’assieds sur la margelle de la fontaine pour y goûter mon triangle au Grand Marnier. Les clapotis de l’eau sont très apaisants, mais un peu hypnotiques ; en tout cas ma dégustation est-elle très reposante.

En repartant, je suis pris d’un gros accès de paresse sans même connaître la raison de ce profond découragement. Le babil lénifiant de la fontaine, l’arrivée prochaine de la nuit, la pluie qui se remet franchement à tomber, les 350km restant encore à accomplir, le vent résolument contraire, des genoux déglingués, tout cela y est peut-être pour quelque chose. La tombée du jour m’aide cependant à retrouver ma sérénité. En passant par Saint-Michel puis Baissey, j’ai du mal à trouver ma route, qui n’est pas forcément bien indiquée dans ce sens… Ou alors j’ai peut-être raté des panneaux à la faveur du début de nuit. Quelques nappes de brouillard se forment en traversant les bois. Mes pneus croustillent bruyamment sur le gravier de la route. Petite frayeur, un cerf traverse la route à dix mètres de mes roues, j’ai à peine le temps de le distinguer dans la faible lueur de mes torches mêlée à la blancheur de la brume. Encore plus que pour Baccarat, Châtillon-sur-Seine est annoncé sur les panneaux une éternité à l’avance. J’y arrive peu après minuit pour pointer à la carte postale ; nous voilà déjà mardi. Je trouve le bureau de Poste sur la grande place. Voir la Seine couler ici me semble étrange, l’eau est cristalline et le fleuve n’a que le gabarit d’un ruisseau insignifiant. Et puis Châtillon de la même manière que la Seine, résonnent comme deux noms très parisiens alors que nous sommes à 250km de la capitale… Presque au bout du monde ! Quoi qu’il en soit, je profite de l’atmosphère nocturne impalpable et la sérénité qui se dégagent de cette petite ville.

Allez, il faut repartir. Même si la route reste très humide, l’étape s’assèche ; mais surtout devient toute plate, même pour moi avec mes genoux en vrac après 750km. Il ne reste qu’une bosse ou deux entre Les Riceys et Bagneux-la-Fosse, puis encore deux autres en allant vers Chaource, c’est tout. J’entre dans le département de l’Aube très largement avant… L’aube ! Le jeu de mots est facile, mais je voudrais vous y voir après une distance pareille. Comme l’étape est facile, elle aussi, je peux forcer un peu l’allure. Bien mal m’en prends, car un picador invisible me plante sa banderille dans le genou gauche… Forcément, je suis obligé de ralentir. Bien qu’on soit au milieu de la nuit, le vent se remet à souffler bien plus qu’en journée, et il tiendra sur ce rythme infernal jusqu’à la proche banlieue parisienne. À lutter contre Éole, j’ai un petit coup de moins bien passager. Je sors une deuxième carte postale cette nuit, pour pointer à Chaource. Le crémeux du fromage éponyme me revient agréablement en mémoire. J’ai soudainement faim… Mais bien entendu je ne trouverai rien à me mettre sous la dent de la nuit, fromagerie ou pas !

Après la traversée de la forêt de Crogny, je m’arrête en sortie de Crésantignes pour mon unique pause de micro-sieste. Je m’allonge préventivement cinq minutes sur un banc de béton situé sur l’aire de pique-nique au croisement avec la N77. Fin de nuit, c’est reparti. Dans les bois, un abruti en camionnette me frôle sans aucune autre raison que de le faire délibérément. Pourtant la route est large, plate, et avec une bonne visibilité en face. Avec mes trois feux rouges, mon baudrier et les éléments réfléchissants collés sur le vélo, je ne pense pourtant pas être particulièrement invisible ! Crétin ou endormi ? Ou les deux à la fois, en tout cas je suis en colère. La montée d’adrénaline due à la frayeur, me coupe les jambes pour un bon moment. Heureusement, la route est globalement en descente jusqu’à Estissac. Kilomètres salutaires, le temps pour moi de récupérer. La fin de l’étape est bien roulante, et Bray-sur-Seine se profile en début de matinée avec le retour du temps sec. L’architecture de la ville est curieuse, avec un centre-ville replié sur lui-même, caché des routes principales d’accès. Quand on y pénètre, l’austérité des grands axes cède la place à un quartier grouillant de vie. Et avec tellement d’allées et venues que je pense m’être fait voler mes papiers à ce moment-là, juste après avoir tamponné et m’être ravitaillé – le vélo laissé appuyé contre une arcade – mais je ne le sais pas encore à ce moment-là ! La Seine a maintenant pris l’allure d’un vrai fleuve, et a complètement perdu sa chaleur de petit cours d’eau cristallin.

Je dévore mon sandwich en route vers Donnemarie-Dontilly. Plus que 90 petits kilomètres et c’en sera fini de ces deux Flèches. Le contact des ischions sur la selle me provoque une douleur intolérable. Après 900km, c’est hélas plutôt banal pour moi… Et même plutôt tardif après tout ! Un arrêt pommade soude la peau au cuissard, et comme rien ne bouge, ça ira mieux ensuite. J’avance péniblement contre le vent, très présent maintenant, dans la plaine du fin fond de la Seine-et-Marne. Le château de Blandy-les-Tours se profile au loin. Semblant étouffé par son village, il ressemble à première vue à une citadelle de carton-pâte ; comme un Disneyland de bazar planté en plein milieu d’un bourg désert à l’heure du déjeuner. En faisant le tour, l’édifice est finalement plus proche d’une forteresse de Fougères en miniature, qui aurait été déposée là par magie. Pour remonter sur Brie-Comte-Robert, je me trompe en sortant de Lissy et atterri sur la D471. Cette route passante je la connais, un cauchemar à certaines heures. Pas d’échappatoire, je suis obligé de la suivre jusqu’à la D319. Je n’en mène pas large avec tout ce trafic, tous ces camions empruntant cette route. Ceux arrivant en face me font presque reculer tellement les bourrasques de leur mouvement d’air s’ajoutent au vent contraire contre lequel je peine déjà. Le croisement avec la D319 me libère de cette route infernale, mais pas de grand changement en empruntant celle qui n’est en fait que l’ancienne Nationale 19 ! Au moment de pointer à Brie-Comte-Robert, je m’aperçois que je n’ai plus ni ma carte d’identité, ni argent liquide, ni carte bancaire, ni accessoirement de licence FFCT. Rien de rien, tout envolé ! J’arrive à pointer, mais sans un centime, pas moyen de me ravitailler.

Je repars pour la dernière étape, mais le cœur n’y est pas. Mes bidons sont à sec, et je ne vois pas comment finir le parcours sans rien à boire. Je reprends la D319, mais la route est décidément trop passante et trop dangereuse, alors je préfère la quitter plus tôt que prévu, au lieu de risquer de me faire écraser. J’en serai quitte pour m’égarer un peu dans Servon, Santenay et Marolles-en-Brie, mais je trouverai enfin de l’eau pour remplir mes bidons au cimetière du village. Comme d’habitude la rentrée sur Paris est toujours aussi pénible, et dans la mesure du possible, il est toujours préférable d’en sortir le week-end au petit matin, que d’y rentrer l’après-midi en semaine… Mais personne n’est tenu à l’impossible !

 

Voilà, c’est fini. Il me reste de ces deux Flèches l’amertume de la disparition de mes papiers, le regret de ne pas avoir eu une meilleure météo ; et surtout la joie de retrouver les montagnes dans toute leur beauté, la montée d’un col finalement très accessible, la découverte des plaisants petits villages du Doubs, la vision de la Seine apparaissant autrement que comme un fleuve laid et pollué… Bref un très joli diaporama pour une randonnée d’un millier de kilomètres à la rencontre de cet Est de la France que je connais finalement très mal.

Share Button