Les Flèches de France : Viroflay – Autrans

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Début mars, le froid semble être enfin au rendez-vous, après cet hiver trop doux qui ne ressemble à rien. Depuis le dernier Paris-Brest-Paris et à cause de cette maudite selle Berthoud, je n’ai à peine roulé que quelques centaines de kilomètres… À peine… En plus de six mois. Pas moyen de faire autrement. Parfois les histoires de fesses finissent mal… à vélo aussi ! Bref, ça s’est arrangé beaucoup plus difficilement que prévu. Pas brillant. Je repars donc de zéro… Avec une Flèche Vélocio prévue à la fin du mois ! Dur, dur ! Pas loin de 450km… Je sens que je me suis laissé embarquer dans un piège à con. C’est tout moi, et d’habitude je n’ai pas besoin des autres pour ça ! En attendant, il faut bien rouler un peu pour ne pas finir comme le boulet de service.

SAM_0032J’ai bouclé mon cycle des vingt Flèches de France depuis quelques années, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’accomplir la vingt et unième, l’optionnelle Flèche Viroflay – Antrans. Il me fallait la réaliser avant sa disparition prochaine, puisque aujourd’hui l’Audax Club Parisien l’a supprimé de ses organisations, hélas. Alors rien de telle qu’une météo glaciale, voire verglaçante, comme stage de remise en forme accélérée ! Cerise sur le gâteau, car avec moi il ne faut jamais miser sur le facteur chance, le départ est prévu pour le 9 mars au soir… jour de grande grève des transports, et je ne vous cache pas que ma ligne de RER excelle toujours avec zèle dans ce genre d’exercice !

Voilà donc dans les 750km de prévus, retour à Grenoble compris pour reprendre le train vers Paris, en un poil plus de deux jours. A priori rien d’infaisable… Sauf si vous n’avez pas roulé depuis six mois, justement ! Où comment se jeter dans le premier piège à con venu, pour éviter le second quinze jours plus tard, avec la Flèche Vélocio !

Je dois en principe passer juste avant les travaux de purge de falaise du côté de Rencurel… Pourvu qu’ils n’aient pas eu l’idée de les avancer de deux jours d’ici là !… Mon planning initial est bousculé à cause d’une tradition bien française : gueuler un bon coup, avant de se calmer puis de tout avaler. Entendons-nous bien, je n’ai par nature rien contre la contestation, et à plus forte raison en ce moment, mais pourquoi faut-il toujours que cela tombe quand je dois aller crapahuter quelque part ? Bien entendu le monde ne tourne pas autour de moi, et c’est tant mieux ! Mais pour ne pas rater mon train du retour à Grenoble, je suis donc obligé d’avancer mon départ au mercredi soir… Je commence donc d’entrée par une nuit blanche, et si la forme n’est pas au rendez-vous, ça pourrait donc bien m’en faire trois ! Bof, Bof !

Mercredi 9 mars 2016 au matin. La pluie tombe joyeusement ; généreusement même. Les grévistes sont en grève, cet avant printemps est froid sur la route, tout est à la bonne place. Après une météo qui s’annonçait calamiteuse toute la semaine, je devrais en principe avoir un temps froid (que j’ai bien senti) et sec (avec un air pourtant bien humide), un peu de soleil (que j’ai à peine vu), mais pas assez pour faire monter les températures (ça c’est certain !) Pas de vent, même pas dans le dos (pourtant je l’ai bien senti de travers le vendredi), pas de pluie, juste un brouillard givrant attendu pour cette nuit (en fait non, heureusement ! )

SAM_0031Départ pour Viroflay en début de soirée. Les derniers trains ont été avancés, grève oblige, et il m’en faudra trois, plus un peu de marche à pied, pour arriver. Vingt heures passées, ce soir ça fleure étrangement dans le RER. L’odeur est âcre et piquante. Un léger brouillard flotte dans l’air. Je comprends mieux pourquoi il n’y a quasiment personne dans le dernier wagon alors que les autres que j’ai vu arriver à quai contenaient pas mal de passagers. Les stations s’égrènent doucement sous les braillements du gangsta rap. Ajouté aux vapeurs illicites, j’ai mal à la tête. Une demie-heure plus tard, je ne suis pas mécontent de sortir. Je dois me concentrer dans les escaliers des correspondances pour mettre un pied bien devant l’autre, vélo jeté sur l’épaule, et sans manquer une marche. Mon troisième train, devant m’emmener à Viroflay se fait attendre. Mes idées sont un brin nébuleuses, ma vision vire au flou. Ce qu’ils fumaient devait être puissant… où alors je n’en ai vraiment pas SAM_0035l’habitude. Les deux en fait. J’ai l’impression d’avoir encore plein les narines l’odeur corrosive régnant dans l’avant-dernier train ! La nausée me prend… Putain de mercredi soir, jour de grève, le neuf mars. J’abandonne ma vieille paire de godasses en sortant de la gare, que j’avais jusque-là par prudence, pour ne pas glisser avec mes chaussures de vélo. Me voilà devant la petite boîte jaune symbolisant mon départ. Je glisse ma carte postale indiquant le début de ma fuite. Je pars, la montagne m’attend d’ici deux jours… Mon courrier fait un bruit sec en atterrissant au creux du monstre cubique jaunâtre. On laisse toujours une part de soi quand on s’en va.

La température est fraîche, mais ne me semble pas encore froide… Ça viendra ! Depuis six mois je n’ai pas roulé, pourquoi ce défi insensé ? Dès les premiers tours de roues, cette question s’impose à moi. Pour suivre un trio mieux préparé que moi dans quinze jours ? Pour une Flèche Vélocio ? Pour la gloire ? Pour l’inconscience ? Pour rien ? Je n’en suis pas à ma première stupidité du genre. SAM_0043Si on n’a qu’une vie, pourquoi avoir tant de rêves ? Et surtout une part égale de cauchemars ? Au-devant duquel des deux je me dirige ? La première côte fait prendre 80m de dénivelé pour s’extraire de Viroflay. Je comprends immédiatement que ça ne sera pas facile, mais ce n’est pas vraiment une surprise ! À Saclay, je m’aperçois que les piles d’une de mes torches, rechargées du matin, sont épuisées, et que ma frontale est très faiblarde.SAM_0047 Le froid est sans pitié pour les vieilles batteries. Il me reste heureusement le phare branché sur la dynamo. Je remets néanmoins des piles dans tout ce petit monde, mais il faudra les économiser dans le cas où il arriverait une nouvelle défaillance. À Gif / Yvette je me perds lamentablement. Au bout de deux heures, je suis enfin sorti de l’agglomération en direction de Gometz-la-Ville. Deux heures pour une vingtaine de kilomètres en théorie. Le moral en prend un bon coup, l’air glacial m’envahit. Nouvelle lune, l’absence, signe de ténèbres totales sur ce parcours. Je suis parti, en espérant manquer à une poignée de personnes quelque part. J’aime cette idée, mais je la déteste encore plus, pour la part de sadisme qu’elle sous-tend.SAM_0053 Et pourtant, je dois imposer mes errances comme une malédiction. À Saint-Chéron, le détail de ma carte est suffisant pour ne pas s’égarer, je n’ai jamais traversé le bourg dans ce sens. Malgré le vallonnement très raisonnable de ce début de parcours, le manque d’énergie se change en gros coup de mou. On n’improvise pas une sortie de 750km du jour au lendemain, je le sais bien, mais il faut y aller. Je traîne lamentablement mes jambes de plomb jusqu’à Étampes. J’arrive en ville pas une zone industrielle très laide, après celle de Brières pas bien reluisante non plus. Dans l’air, flotte l’odeur puissante du traitement du bois de charpente mouillé. Je fais une pause casse-croûte, histoire d’en profiter pour récupérer un peu… Mais de quoi ? Je n’ai pas fait tant d’efforts. SAM_0065La débâcle est terrible, sans aucune gloire. Le ciel est noir, droit devant j’ai l’impression qu’un rideau d’eau tombe. Il ne me rattrapera pas, mais je l’aurais tout le temps en ligne de mire, en avenir angoissant. Toute la nuit restera gorgée d’humidité, poisseuse. La progression vers Pithiviers est ingrate, pénible. Les lumières de la ville surgissent comme une délivrance. 100km de faits. Ce n’est rien, mais cette nuit c’est déjà un exploit terrible ! Je ne vaux plus rien. Premier pointage à la carte postale en milieu de nuit, et c’est reparti. La température reste à peine positive, stabilisée après un début trop chaud pour la façon dont je me suis habillé. Un ou deux degrés de moins et les orteils se mettraient à geler, SAM_0073mais je n’ai pas envie d’enfiler mes surchaussures. Il ne faudrait pas que ça verglace avec le froid qui s’intensifie au petit matin. Des brouillards givrants sont attendus. On verra. Des panneaux « verglas fréquent » me guettent. Du gros gibier bruisse dans la forêt. Au cœur des ténèbres, un camion me double en vaporisant du liquide d’essuie-glace. Heureusement j’ai des lunettes. J’en suis quitte pour puer l’alcool. Je coupe la Méridienne Verte. Combien de fois ai-je traversé cette fameuse ligne droite ? En passant par Nesploy, SAM_0091je ne sais pas si je suis en train d’en faire un, comme diraient les enfants… L’atmosphère garde cette moiteur froide à l’approche de l’aube. Je passe devant un concessionnaire agricole New Holland, et un peu plus loin se trouve un panneau indiquant la direction du Musée du Cirque et de l’Illusion (de Dampierre-en-Burly). Les hasards existent-ils vraiment ? Le jour se lève sur Sully / Loire, SAM_0080avec un soleil éblouissant qui durera cinq minutes, le ciel redevenant vite gris et lourd pour toute la journée. Cette étape est plate, les bosses sont insignifiantes, alors il n’y a pas non plus de quoi reposer ni les fesses ni les jambes. Pas moyen de s’arrêter de pédaler. Le robinet du cimetière à l’entrée de Clémont est mis hors-gel. C’est idiot mais je n’avais pas pensé à ce genre de détail… Ce sera un gros problème sur tout le parcours. Dans le village, rien d’ouvert, il est encore tôt. Nouveau pointage à la carte postale, et c’est reparti.

SAM_0086Bourges est encore loin, mais j’ai l’impression que les jambes commencent à tourner un peu plus rond. Par contre, les longs bouts droits en forêt commencent à se montrer lassants. J’ai envie d’autre chose que de toute cette monotonie dans ce ciel triste et bouché. La route n’en finit pas d’être trempée et l’air chargé d’humidité, même si la pluie ne tombe toujours pas. J’arrive à Bourges en fin de matinée. Pour éviter de me perdre en ville,SAM_0110 je m’excentre pour suivre la D2076 où je trouve sans problème la direction Plaimpied. Le paysage change enfin de physionomie. Même si la route est toujours aussi droite, la forêt cède la place à la campagne. J’entre dans l’Allier, j’arrive dans le Pays de Tronçais, Saint-Bonnet n’est plus très loin. À Ainay-le-Château, je passe par la porte de la cité médiévale. Pour le reste, quelque chose a dû m’échapper, je n’en ai pas vu grand-chose. Progressivement, les jambes se mettent à tourner rond. Presque 300km pour que le bonhomme soit enfin en état de marche. C’est long, mais après l’étape c’en sera fini du plat ! Les choses risquent alors de changer…

SAM_0176Pointage en début d’après-midi à Saint-Bonnet-Tronçais. Les rues sont vides. Je trouve le point presse ouvert pour tamponner mon carton vert, et c’est reparti. Je tiens mon timing pour mon train de retour du samedi matin à Grenoble, mais je n’ai pas trop le temps de flâner, ma moyenne n’est déjà pas terrible. La température est maintenant agréable en atteignant son maximum de 10°C. La route a enfin décidé de s’assécher. Dans la descente vers Saint-Caprais je passe devant une magnifique trogne, puis dans la remontée les arbres sont plus tristes, noirs, incendiés. SAM_0201Je plonge vers les ruines du château de Hérisson, toujours aussi majestueuses, mais bien plus belles dans le lointain, une fois que je les aurai dans le dos. La remontée de la cuvette est ingrate. J’ai été trop optimiste au sujet du retour de la forme. Je la paie d’une chute de glycémie, une fois de plus je ne vaux pas grand-chose. Ma tête vide et trop lourde s’obstine pourtant à vouloir aller plus loin. Où est la place de l’orgueil, celle de la volonté ? Après Cosne-d’Allier c’est le retour pour un temps des longs bouts droits en forêt, mais en plus vallonné cette fois. Fin d’après-midi, la température a déjà chuté à 5°C. Je cherche à me ravitailler à Le Montet. SAM_0217La boulangerie ne vend pas de canette, la supérette est fermée le jeudi après-midi, et les toilettes publiques sont hors-service. Et merde ! Comme partout ailleurs, il me sera impossible de trouver de l’eau sur tout le parcours, à cause de la mise hors-gel des tuyauteries. Je repars donc à sec avec un restant de bidon pour faire la nuit. Même en rationnant, ça fait léger ! La nuit s’installe doucement. J’essaie de ne pas traîner jusqu’à Saint-Pourçain au cas où… Heureusement cette portion de route est bien roulante. Malgré l’heure tardive, j’ai la chance de trouver une station Total vendant des boissons… Sauvé !SAM_0244 Personnellement, je trouve toujours un peu étrange de m’arrêter dans une station-service à vélo, mais elles m’ont déjà sauvé la mise quelques fois. Je discute cinq minutes avec le gérant qui trouve mon aventure un peu folle… S’il savait comme il a raison ! Je profite de l’arrêt pour m’habiller chaudement. J’ai une deuxième nuit blanche à affronter. La route redevient vallonnée. La D490 est assez étrange. Les premier et troisième tronçons sont étroits et dégradés, sans aucune indication de leur existence, alors que le deuxième est large et bien entretenu. Ma carte est suffisamment détaillée pour trouver mon chemin avec un peu de perspicacité. Je m’attendais à voir surgir sur ce tracé improbable un chien de ferme haineux, mais rien d’autre ne s’est présenté qu’un joli panorama nocturne sur Vichy illuminée. Cette fin d’étape me semble dure pour arriver à me hisser jusqu’à Chatel-Montagne. La température s’est stabilisée à 0°C en milieu de nuit. SAM_0250J’ai un peu de mal à trouver une boîte aux lettres pour pointer. Celle du village a curieusement abandonné le jaune habituel pour être repeinte en gris ou en kaki… En tout cas le camouflage est excellent. À croire qu’on cherche à éviter que du courrier soit déposé ici ! Pendant que je remplis ma carte postale, un jeune homme surgit de je ne sais où dans l’obscurité. Il s’inquiète de ma présence dans le froid, à cette heure. Il m’indique un point de chute pour les pèlerins en route vers Saint-Jacques-de-Compostelle situé à cinq kilomètres. Se réchauffer un peu serait bien tentant, mais les délais pour mon train du retour me guettent toujours. Trouver quelqu’un se souciant de mon sort est suffisamment rare, alors je le remercie vivement, tout en sachant que je n’irai pas, mais je ne lui dis pas.

Ce début d’étape est bien vallonné, puis de Saint-Priest-La-Prugne à Saint-Just-en-Chevalet, la route est globalement en descente.SAM_0267 Tant mieux, et après, si ma mémoire est bonne, la route redescend encore plus franchement. C’est tranquille pour une grosse trentaine de kilomètres de plus. L’église de Nervieux est magnifiquement illuminée. Je passe par le pont métallique enjambant la Loire pour entrer dans Balbigny. Souvenirs de Flèche Paris-Nice. En sortant du village, il faut remonter toute l’altitude perdue. Les 500m de dénivelé à grimper sont exigeants, interminables, inattendus. Avec la fin de la nuit, le brouillard prend le relais.SAM_0273 Dans la brume je crois voir je ne sais combien de dizaines de fois la chimère de la fin de la côte. La circulation automobile matinale a repris. Malgré mes trois feux rouges et mes vêtements clairs, je n’en mène pas bien large, scotché à la route avec cette vitesse ridicule. Des coups de klaxons rageurs s’élèvent de temps en temps, comme si j’avais le pouvoir de me trouver ailleurs, SAM_0274de faire fuir la purée de pois ; comme s’ils étaient les maîtres du monde, et leurs engins bruyants et puants les seuls autorisés à rouler. Petit passage d’hypoglycémie en cours de route. Je m’accroche toujours. Après une éternité, je m’arrête enfin au panneau d’entrée de Violay au petit matin. 500km de faits, dont environ 450 « à la ramasse » en pédalant plus ou moins carré selon les moments. Pathétique. Je n’ai rien dans les jambes. Tout est dans la tête, c’est bien vrai. Dommage qu’elle soit aussi têtue ! Rien d’ouvert dans le village. Je pointe avec une nouvelle carte postale.

SAM_0278Le brouillard se dissipe en changeant de versant, mais le blanc est là, recouvrant le relief. Je me traîne encore sans énergie, j’attends que ça passe. Les monts du Lyonnais sont fourbes ce matin. La suite est vallonnée, moins exigeante, c’est mieux que rien mais je n’ai aucune endurance. Je suis étonné d’être rentré si tôt dans le domaine de la neige. SAM_0281Les températures sont basses et les routes luisantes ; prudence. Je manque une orientation vers Saint-Laurent-de-Chamousset. J’oublie bêtement de tourner à droite. La D7 au lieu de la D4 ne fait pas une grosse différence dans mon crane fatigué. Je m’en aperçois bien plus loin. Demi-tour, je ne suis plus à ça près ! Remis dans le bon sens, à Sainte-Foy-l’Argentière je me jette dans une cuvette qu’il faudra remonter jusqu’à Duerne. SAM_0284Je m’attends encore à grimper pour me rendre à Saint-Martin-en-Haut, alors qu’une belle descente se présente. Curieux ! Mais bon, vu que la route redescend encore jusqu’à Échallas, vu dans l’autre sens Saint-Martin est bien en haut ! Après Échallas, je suis attiré par un petit panneau mentionnant le Col du Bourrin. Le nom, parfaitement de circonstance, est une sacrée invitation. Un coup d’œil sur la carte confirme que ce n’est même pas un détour, SAM_0301et que je pourrais ensuite retrouver facilement le chemin officiel… alors c’est décidé, j’y vais ! Petite photo au sommet et c’est reparti. Un peu plus tard, la circulation dans Vienne est infernale. La cité semble sur le déclin, noyautée de quartiers délabrés. Trop de laideur, d’abandon, la ville ne colle pas avec l’impression que j’en avais jusque-là… a priori. Dans les grandes artères, je ne trouve pas de direction qui me convienne. Je passe finalement par Pont-Évêque, plus tranquille, pour m’extraire du flot agressif des voitures. Eyzin-Pinnet n’est plus très loin pour pointer.

Début d’après-midi, pas grand signe de vie. Décidément je passe toujours aux pointages à des heures creuses. Un petit bistrot est ouvert, sombre de l’extérieur, je le pensais fermé justement. Un café me fera le plus grand bien. Je tamponne mon carton vert, puis repars d’Eyzin-Pinnet devant l’incrédulité de la patronne du bar. SAM_0306Je m’en fiche, j’ai l’habitude, à chacun ses croyances. Le début d’étape me paraît globalement plat… Avant d’avoir à affronter le Col de Romeyère. La fin de l’après-midi arrive vite. Le niveau des bidons est bas. Je sais qu’il est illusoire de trouver de l’eau. J’ai tant essayé sans jamais rien trouver, alors je fais un arrêt à Sillans pour me ravitailler dans une supérette avant la nuit. Le patron porte des gants. Je m’en amuse, vu la douceur de l’intérieur face à la température qui règne dehors. Finalement, je le comprends. Un petit courant d’air vient s’infiltrer jusqu’à la caisse. Je repars dans la circulation dense des gens pressés ayant fini leur semaine de travail. SAM_0323Le Col de Parménie est facile, court. La seule impression de vraiment grimper se présente en suivant ses pancartes dans le village de Izeaux. Après, c’est une montée tranquille. Au sommet, je fais ma photo rituelle avant de repartir. Sur l’autre versant par contre, la descente est nette jusqu’à Tullins. Le plus dur est devant moi. Il va falloir bientôt attaquer le Col de Romeyère. Je le connais dans l’autre sens, une descente exigeante en freinant souvent entre des lacets rapprochés. À remonter ça devrait donc être costaud, surtout vu mon état. En attendant, j’arrive à la tombée du jour dans Tullins. Je me perds dans la circulation surexcitée. Je ne trouve pas le chemin de Tizin. J’atteins Saint-Gervais presque par hasard. Il fait parfaitement nuit maintenant. Début de troisième nuit blanche. Malgré le froid, je n’ai pas sommeil. La température a chuté, nulle, zéro. Ce n’est qu’un début, et celui d’une longue ascension. Je suis rincé, lessivé, vidé. La longue partie de plat relatif depuis Vienne ne m’a pas redonné d’énergie, mais au moins j’ai su en conserver un peu. C’est maintenant que je dois m’en servir. La montée me semble régulière… dans son ingratitude. Les lacets paraissent beaucoup plus espacés dans ce sens qu’en descente ! Quelques étoiles transparaissent parfois des branchages. La neige m’attend sur ma droite, les grands arbres, le précipice aussi. Pas le moment de s’endormir. Les températures deviennent vite négatives. Avec l’altitude les degrés s’élèvent, mais dans l’autre sens : -2, -4, -5°C. La nuit se stabilisera à ce chiffre. Par instants, j’ai l’impression que mes roues patinent devant l’effort qu’il faut fournir pour grimper. Je sais déjà qu’il faudra être prudent dans la descente. SAM_0336Un panneau indique l’obligation d’éclairage à 3km pour les piétons et les cyclistes. Déjà ? Le redoutable Tunnel des Écouges se rapproche. Pourquoi pas. La nuit, la fatigue aidant, on perd facilement la notion du temps et de la distance. Mais ce n’est qu’une illusion, si le panneau est placé à 3km, c’est de la plaine… et non pas du tunnel. Du coup la montée me semble laborieuse, interminable. Le froid s’intensifie à manière que je m’élève. La neige se fait plus présente. Et si les panneaux indiquant l’obligation des chaînes étaient toujours d’actualité ? Que vais-je trouver de l’autre côté du tunnel, comme ce versant complètement enneigé sur Violay alors que l’autre était dégagé ? … J’ai le souffle court à cause de l’air glacé. Impossible de monter sans m’arrêter, mal aux fesses, mal aux cuisses… mal préparé surtout. Impossible de repartir en étant arrêté. Je patine sur une jambe pour redémarrer, avoir assez d’élan. Pas simple, pas de replat dans ce col, alors je vise les bouts de parapets en pierres maçonnées, juste deux mètres avant leur fin. Les cuisses sont lourdes d’acide lactique. J’attends que la douleur de selle se calme un peu. Je repars, les deux pieds dans les pédales, en m’élançant de la main droite sur le rebord cimenté. C’est ma piste de redécollage pour une bonne douzaine de fois. Une petite poignée de voitures passe par le col. Pas de vélo, pas la nuit, pas assez fous. Trop froid, l’effort de la montée me permet de ne pas geler. En redescendant, l’impression ne sera pas la même. SAM_0333J’arrive devant l’entrée du Tunnel des Écouges après une éternité, vraiment. Cette nuit, ce terme prend tout son sens, celui de solitude aussi ; glacée. Le trou dans la roche impressionne toujours le claustrophobe que je suis, mais pas autant que sur mon Dauphiné Gratiné. Je le connais bien maintenant, trois fois déjà, jamais dans ce sens pourtant. Moins terrifiant la nuit. Rentré au cœur de la pierre, la montée est nette, régulière, autour de 10 %. Ça grimpe bien. Dans mon esprit un tunnel est toujours plus ou moins à plat. Pas celui-là. La montée est forte. Je comprends mieux pourquoi dans l’autre sens j’avais eu cette impression terrifiante de m’enfoncer dans un puits sans fond… car c’est un peu le cas. Pour encore mieux ralentir mon allure, le sol est dégradé, pourri, gravillonné. Malgré tout je ne crèverai pas sur toute cette randonnée aux routes humides, luisantes et sales que j’ai longtemps eues. J’ai souvent eu beaucoup moins de chance sur des routes plus belles. C’est un gros avantage cette fois. Mon temps étant limité, des ennuis matériels auraient été calamiteux. Les mètres s’égrènent au gré des panneaux verts d’évacuation. La distance à venir devient plus courte que celle que j’ai dans le dos, c’est bon signe. Je ressors sur une route toujours aussi humide. La neige étale son pouvoir blanc de chaque côté du trait noir de la route. Il faut encore grimper un peu, assez fort. Le sommet du Col de Romeyère n’est pas pour tout de suite, mais c’est au moins tout droit, nous nous connaissons. SAM_0340J’arrive en haut. Je prends la photo du sommet enneigé. Je reste un instant dubitatif devant tous ces sillons profonds creusés dans le blanc. Avec cette troisième nuit, blanche elle aussi, je ne sais plus par où repartir. C’est idiot. Mon cerveau est à l’arrêt, il semble lui aussi manquer d’énergie. L’évidence veut que ce soit tout droit, mais je suis incapable de prendre une décision. L’effet du manque de sommeil. De l’hôtel derrière moi, du hall vaguement éclairé au loin, une voix féminine m’encourage. Je crois entendre que c’est tout droit, que la route est dégagée, que je peux m’y aventurer. Comment pourrait-elle savoir où je vais ? La distance et le vent me font sans doute entendre des chimères, malgré la silhouette que je crois deviner, minuscule. Hallucination ou pas, SAM_0346il faut y aller. Je regrette de ne pas avoir mieux comme roues, plus grosses, plus ventrues que ces deux centimètres de large qui me raccordent au sol, et doivent en théorie m’éviter de chuter. Je n’ai pas voulu prendre mon vélo en 650B du dernier Paris-Brest-Paris. Tout est à cause de lui. À cause de cette selle qui m’a empêché de reprendre la route depuis. Je redescends prudemment vers Rencurel, en essayant de prendre des trajectoires sécurisantes dans la nuit et sur ces routes luisantes. Sur place, minuit n’est pas loin, la vie des gens est au chaud.

SAM_0347Je pointe une fois de plus à la carte postale dans la pénombre. La descente vers la Balme de Rencurel est raide, puis je m’enfonce dans les Gorges de la Bourne. J’avais un souvenir de montée tranquille, mais il faut que je force encore un peu. Le minéral est impressionnant dans l’obscurité, je m’immisce dans leur creux débordant largement en porte-à-faux au-dessus de la route sinueuse. Il me vient des fantasmes d’éboulements. La neige est toujours là, à l’affût, partout. Les panneaux de verglas fréquents aussi, j’en ai croisé tant qui me mentaient, heureusement. De toute façon que voulez-vous faire ? Prévenu ou non, la chute sera la même. À Les Jarrands, j’échange les Gorges de la Bourne contre celles du Méaudret. SAM_0348Le froid glacial est le même, mais la montée devient tranquille jusqu’à Autrans. La fin se rapproche. Méaudre comme Autrans, me donne dans la pénombre l’impression d’une suite de baraquements pour touristes venus skier. Je ne trouve ni poste ni boîte aux lettres pour le pointage final. L’absence totale d’éclairage dans le village m’a sans doute masqué quelque chose. Je prends une photo de la sortie de ville avec le vélo reposant sur son talus de neige.

SAM_0358Fin de la randonnée, mais pas encore de l’aventure. Le milieu de nuit est passé, mais je ne traîne pas. J’ai largement le temps de faire les 35km pour rejoindre Grenoble et prendre mon train, mais je suis encore sur les hauteurs, il fait toujours -5°C, et avec la sensation de froid engendré par la descente, cela ne va pas s’arranger. Les panneaux de route glissante vont bien finir par avoir raison de mon équilibre, la chance ne peut pas durer éternellement ! En quittant Autrans, le blanc semble avoir définitivement gagné la partie. Je dois redescendre par Lans-en-Vercors, mais en étant remonté au préalable par le Col de la Croix-Perrin. Je ne sais pas si c’est le fait d’avoir fini la randonnée officielle, mais le col ne me paraît pas bien difficile. Je sens les quelques kilomètres de la montée, mais dans tout ce blanc je ne vois pas de panneau de sommet. Je m’en rends compte en ayant déjà basculé dans la descente. Tant pis. Une bonne vingtaine de kilomètres et ce sera fini, mais l’instant est fragile. L’instant est glacial, vraiment. Je suis un vagabond frigorifié, rien d’autre. Le froid a eu raison de mon impression d’avoir des orteils. J’enfile mes surchaussures. SAM_0355Que me reste-t-il d’autre ? Je fais un paquet avec mes cartes routières, et je les glisse entre deux couches de tissu. Un GPS ne m’aurait pas réchauffé le thorax ! Malgré les épaisses jambières, le froid me transperce les cuisses, brûlant, la peau rougie comme un steak. J’arrache en deux un misérable sac plastique. J’en glisse chaque moitié entre la peau et le tissu. Le reste de la descente gagne en confort, à peine, suffisamment en tout cas pour une épopée… et à condition d’être rustique. Je ne veux pas me servir de ma couverture de survie. Je suis entêté, et la survie n’est pas stricto sensu en jeu. Et surtout, une fois déballée, cette horreur métallique et bruyante prendra une place folle. Impossible à replier seul de manière convenable, alors je ne m’en sers pas. Et pourtant je suis autant gelé que je peux l’être, et surtout j’ai peur que le froid ne favorise mon endormissement. Pas le moment, mais je me méfie par expérience de la troisième nuit à pédaler. Les températures sont nettement négatives depuis trop longtemps. J’ai peur que la route bien humide se mette à verglacer. Il suffit de peu, d’un virage, d’un fossé, d’un mauvais endroit. Les abribus me tendent les bras les uns après les autres, pour une petite pause bien méritée, mais je veux me retrouver le plus vite possible au creux de l’abri relatif de la cuvette grenobloise. Enfin elle se présente par la fin des lacets à Sassenage. La gare n’est plus très loin. Je vais m’assoupir dans un coin pour attendre le matin. Fin de mon odyssée en hiver. Deux jours et quelques heures pour joindre Viroflay à Grenoble sans aucune préparation. Six mois sans rouler, par la force des choses, saleté de selle, mais finalement je ne m’inflige rien d’autre que l’envie de rouler.

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2 réflexions au sujet de « Les Flèches de France : Viroflay – Autrans »

  1. Sacré Patrick !! il n’y a que toi pour te lancer dans de telles galères. Faire 750 bornes , d’accord ! mais sans entraînement et dans des conditions hivernales , faut quand même oser ! Je ne sais que penser devant une telle volonté , devant une telle ténacité … Un seul mot : BRAVO l’Artiste!!
    Amicalement.
    Henri

    1. Bonjour Henri,

      Tes commentaires sont toujours un plaisir. Tu as remarqué, pour une fois pas de poisse, rien, même le verglas n’a pas eu raison de moi !

      Je prends le vélo quand j’en ai envie, c’est un gros défaut, je me fiche pas mal d’être entrainé ou pas… Mais je ne suis bien entendu PAS un exemple à suivre.
      Et puis en voyant le bon côté des choses ça fait souvent des trucs à raconter !

      Mais sur cette Flèche j’ai bien cogité au départ. Je me suis dit que j’allais rentrer en train à Bourges… Et puis je n’ai pas été à la gare, j’ai fait mon âne borné. Alors je me suis dit que ce serait pour Vienne ou Vichy… tout en sachant dans un coin de tête que je continuerai !

      Patrick (qui revient de sa flèche Vélocio… à suivre).

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